Concevoir des éprouvettes optimisées pour les matériaux composites : des essais normatifs à l’identification assistée par la simulation

Cet article s’appuie sur les travaux de stage de M2 d’Antoine Vintache en collaboration avec François Hild du Laboratoire de Mécanique de Paris-Saclay, et présentés à la conférence ECCM21 [1]. Ce travail est soutenu par ArianeGroup.

En mécanique expérimentale, les essais sur matériaux composites reposent souvent sur des géométries d’éprouvettes standardisées. Ces géométries — traction uniaxiale, flexion trois points, cisaillement Iosipescu, etc. — ont été conçues dans un contexte où les moyens de mesure étaient limités à des capteurs ponctuels, principalement des jauges de déformation. Ces géométries étaient donc souvent développées dans un but de conserver une homogénéité de l’état de déformation. Elles restent aujourd’hui largement utilisées, notamment dans un cadre normatif.

Cependant, l’évolution des outils de mesure, en particulier les techniques plein champ comme la Corrélation d’Images Numériques (CIN), remet en question l’adéquation de ces géométries. Ces méthodes permettent l’observation fine, sur l’ensemble de la surface, des champs de déplacement et de déformation. Elles ouvrent la possibilité d’une exploitation beaucoup plus riche de chaque essai.

Parallèlement, l’usage d’outils de recalage de modèles (model updating), basés sur les résultats d’essai, permet d’identifier plusieurs paramètres constitutifs d’un matériau à partir d’un unique test. Dans ce contexte, la géométrie d’éprouvette devient une variable d’optimisation, que l’on peut adapter afin de maximiser la quantité d’information utile extraite de l’essai.

Le problème de l’identifiabilité des paramètres

L’objectif d’un essai mécanique de caractérisation est, dans de nombreux cas, l’identification de paramètres constitutifs utilisés dans un modèle éléments finis. Pour un composite orthotrope élastique, cela implique la détermination de neuf paramètres : trois modules d’Young (𝐸₁, 𝐸₂, 𝐸₃), trois coefficients de Poisson (ν₁₂, ν₁₃, ν₂₃), et trois modules de cisaillement (𝐺₁₂, 𝐺₁₃, 𝐺₂₃).

Tous ces paramètres ne sont pas nécessairement identifiables à partir d’un essai donné. La sensibilité d’un paramètre est définie comme la variation relative des grandeurs mesurées (par exemple les champs de déplacement) induite par une variation de ce paramètre. Si cette sensibilité est faible par rapport aux incertitudes de mesure, l’identification du paramètre devient mal posée.

Les essais conformes aux standards existants ne permettent donc pas d’identifier certains paramètres constitutifs. Cette absence d’ »identifiabilité » peut rester invisible si elle n’est pas explicitement évaluée, ce qui conduit à des erreurs d’identification, notamment liées aux couplages entre paramètres, ou à une dépendance excessive à la régularisation numérique.

Dans ce contexte, il devient nécessaire de s’appuyer sur une approche quantitative de l’identifiabilité des paramètres, en intégrant les incertitudes de mesure et les couplages entre paramètres. Cela permet non seulement d’évaluer la pertinence d’un essai donné, mais également d’optimiser sa conception pour maximiser la quantité d’information exploitable.

Approche par recalage de modèle avec EikoTwin Digital Twin

L’identification des paramètres matériaux peut être formulée comme un problème d’optimisation inverse : ajuster les paramètres d’un modèle éléments finis (MEF) pour réduire l’écart entre les résultats de simulation et les mesures expérimentales. La méthode utilisée ici repose sur le recalage pondéré de modèle (Weighted Finite Element Model Updating, FEMU), intégrée dans l’environnement EikoTwin Digital Twin.

L’objectif est de minimiser une fonction coût basée sur la distance de Mahalanobis entre les données mesurées et les données simulées, en tenant compte explicitement des incertitudes expérimentales :

où F désigne l’effort, U désigne les champs de déplacement, les indices m et FE font référence aux données mesurées et simulées, respectivement, et les matrices de covariance modélisent les incertitudes sur chaque source de données.

L’identification est résolue par un algorithme de Gauss-Newton, reposant sur une estimation de la matrice hessienne de la fonction coût. Cette hessienne est construite à partir de vecteurs de sensibilité des données simulées par rapport aux paramètres matériaux.

Dans les cas où certains paramètres ont une sensibilité faible, le problème devient mal conditionné. Une régularisation de type Tikhonov est alors introduite pour stabiliser la solution. Elle consiste à ajouter un terme pénalisant les écarts par rapport aux valeurs initiales des paramètres, avec un poids ajusté itérativement.

Cette approche permet d’exploiter de manière complète les champs de mesure issus des outils de corrélation d’images, tout en fournissant une base rigoureuse pour évaluer l’influence des paramètres et leur identifiabilité dans un essai donné.

L’analyse de sensibilité comme outil de conception

L’analyse de sensibilité constitue l’élément central de la démarche d’optimisation de géométrie d’éprouvette. Elle permet d’évaluer, pour un essai donné, quels paramètres matériaux influencent significativement les données mesurées, compte tenu des incertitudes expérimentales. Elle peut être réalisée grâce à EikoTwin Digital Twin ou un script dédié.

Analyse de sensibilité : matrice Hessienne, valeurs et paramètres propres, et classes d’identifiabilité.

L’outil principal est la matrice hessienne de la fonction coût FEMU, exprimée ici dans une version pondérée selon le rapport signal/bruit (SNR pour Signal to Noise Ratio). Chaque terme diagonal de cette matrice correspond à la sensibilité d’un paramètre, tandis que les termes hors diagonale traduisent les corrélations entre paramètres.

Pour interpréter cette hessienne, une diagonalisation est effectuée. Elle fournit :

  • Une base orthogonale de “paramètres propres” (combinaisons linéaires des paramètres initiaux) ;
  • Une série de valeurs propres exprimées en échelle logarithmique SNR, permettant de quantifier l’identifiabilité de chaque “paramètre propre”.

À partir de ces grandeurs, on propose une classification dite en “classes d’identifiabilité” [1] :

  • Les paramètres propres dont la classe (partie entière du logarithme décimal de la valeur propre) est négative sont considérés comme non identifiables (sensibilité < incertitude) ;
  • Ceux de classe positive ou nulle sont identifiables.

Ces classes sont ensuite reprojetées sur les paramètres matériaux initiaux pour attribuer à chacun une classe agrégée. Cela permet de déterminer, pour chaque géométrie d’éprouvette testée, le nombre de paramètres identifiables.

Cette démarche est particulièrement utile dans la phase de conception. En explorant un espace de géométries (par exemple, longueur d’élément sollicité, angles de stratification), il devient possible de cartographier le nombre de paramètres identifiables, et de localiser les configurations géométriques qui maximisent l’information extraite.

Cas d’étude : optimisation d’un essai Iosipescu pour un composite stratifié

Le cas étudié concerne un essai de type Iosipescu sur un matériau composite stratifié constitué de 20 plis symétriques, orientés selon deux angles notés α et β. Le comportement mécanique est modélisé comme orthotrope et élastique, avec 9 paramètres constitutifs à identifier.

Représentation schématique du test et des paramètres géométriques à optimiser (𝐿, 𝛼, 𝛽)

Trois paramètres géométriques de l’éprouvette sont retenus comme variables d’optimisation :

  • L, distance entre les mors de l’essai Iosipescu ;
  • α, orientation du premier groupe de plis ;
  • β, orientation du second groupe de plis.

L’objectif est de déterminer les valeurs de L, α et β qui maximisent l’identifiabilité des paramètres constitutifs, en s’appuyant sur l’analyse de sensibilité présentée précédemment.

Rossi et Pierron [2] ont montré un moyen d’optimiser la géométrie d’essai pour une meilleure identifiabilité en utilisant des reproductions précises de données d’essai à partir de simulations. Alors que dans leur travail, une procédure d’identification complète a été menée pour chaque géométrie possible, cette étude introduit une méthode pour mener à bien l’optimisation de la géométrie d’essai avant même la fabrication des éprouvettes et à moindre coût de calcul.

Exploration des configurations

Trois plans d’exploration ont été définis :

  1. (α,L) pour un composite unidirectionnel (β=0∘) ;
  2. (α,L) pour un composite “croisé” 0°–90° (β=90∘) ;
  3. (α,β) avec L=5 mm, valeur jugée favorable pour l’identifiabilité.

Pour chaque configuration, une série de simulations éléments finis est réalisée. Une sensibilité est calculée par variation unitaire de chaque paramètre constitutif (10 simulations par configuration). L’ensemble représente plusieurs milliers de simulations, analysées en termes de classes de sensibilité. Le critère retenu est la moyenne des classes de l’ensemble des paramètres, qu’il faut maximiser pour trouver la configuration la plus avantageuse au global sur les 9 paramètres.

Cartes des classes moyennes associées à chaque plan d’exploration. (a) 𝛽 = 0° ; (b) 𝛽 = 90° ; (c) 𝐿 = 5 mm. Le cercle rouge représente l’optimal (maximum global).

L’analyse montre que les valeurs faibles de L sont globalement plus favorables à l’identifiabilité. Le plan (α,β) avec L=5 mm permet d’identifier jusqu’à cinq paramètres avec des classes supérieures ou égales à 0 : 𝐸₁​, 𝐸₂​, ν₁₂​, ν₂₃ et 𝐺₁₂.

L’interpolation des résultats sur une grille fine a permis de déterminer une configuration optimale avec les valeurs L=5 mm, α=69∘, β=46∘ (point rouge sur la figure ci-dessus). Cette géométrie a été retenue pour la génération d’un essai virtuel destiné à tester la capacité d’identification sur un cas synthétique.

Essai virtuel et identification

Un jeu de données virtuel est généré en déformant une éprouvette dont la géométrie est optimisée et dont les paramètres matériaux sont perturbés de façon aléatoire (~8 % d’écart type). À partir des images virtuelles générées avec EikoTwin Virtual, une corrélation d’images numériques est effectuée via EikoTwin DIC pour obtenir les champs de déplacement. La charge appliquée est également simulée et bruitée.

Schéma de l’algorithme utilisé pour valider la méthode

L’identification de l’ensemble des paramètres matériaux est réalisée et la régularisation relaxée à chaque convergence. L’analyse par une L-curve permet de déterminer le niveau de régularisation (ici 10-3) à appliquer pour minimiser les deux fonctionnelles (FEMU et régularisation). L’identification par FEMU avec cette régularisation permet de retrouver les paramètres initiaux avec une erreur quadratique moyenne réduite à ~5,7 %. Les paramètres les plus sensibles (𝐸₁​, 𝐸₂​, 𝐺₁₂​) sont identifiés avec un faible niveau d’erreur (<1%), les autres restent proches de leurs valeurs initiales sous l’effet de la régularisation.

Progression de l’algorithme et L-curve

Perspectives pour les essais réels

La chaîne complète proposée repose sur trois composants :

  • EikoTwin Virtual : génération d’images réalistes à partir de simulations éléments finis, permettant de préparer les essais et de prédire la qualité des mesures.
  • EikoTwin DIC : traitement des images réelles par corrélation d’images numériques, produisant des champs de déplacement cohérents avec la géométrie simulée.
  • EikoTwin Digital Twin : analyse de sensibilité, puis recalage des paramètres matériaux par minimisation de la fonction coût FEMU, avec prise en compte des incertitudes.

Dans un contexte d’essais coûteux et de matériaux complexes, cette approche permet :

  • d’évaluer a priori si une configuration géométrique permet d’identifier les paramètres recherchés ;
  • d’ajuster la géométrie de l’éprouvette avant la campagne d’essais ;
  • de réduire le nombre d’essais nécessaires pour atteindre un objectif donné (recalage, certification, validation de modèle).

Cette méthodologie est particulièrement pertinente pour les matériaux anisotropes, hétérogènes ou à comportement complexe, pour lesquels les essais normatifs échouent souvent à contraindre suffisamment l’ensemble des paramètres. On peut également, en se fondant sur des travaux existants [3], imaginer concevoir un plan d’identification de plusieurs géométries complémentaires en réalisant cette optimisation sur toutes ces éprouvettes simultanément, celles-ci partageant la même loi matériau. Cela permettrait d’identifier des paramètres moins sensibles habituellement tout en limitant toujours le nombre d’essais nécessaires à l’identification complète d’un matériau.

Conclusion

La conception d’éprouvettes pour l’identification de paramètres mécaniques peut être optimisée en intégrant, dès l’amont, les capacités actuelles en mesure plein champ et en simulation numérique. L’approche classique, fondée sur des géométries normatives, ne garantit pas l’identifiabilité des paramètres visés, en particulier dans le cas des matériaux composites orthotropes, et mène à des campagnes d’essai impliquant un grand nombre d’éprouvettes.

L’usage d’EikoTwin Digital Twin permet d’évaluer quantitativement cette identifiabilité via une analyse de sensibilité fondée sur la matrice hessienne de la fonction coût d’identification. La classification en classes de sensibilité fournit un indicateur direct du potentiel informatif de chaque essai, et oriente le choix des paramètres géométriques.

L’exemple présenté montre que l’optimisation de la géométrie d’un essai Iosipescu permet d’identifier au moins cinq paramètres avec une précision compatible avec les incertitudes expérimentales, réduisant ainsi le besoin de campagnes d’essais multiples.

Cette approche, couplée aux outils EikoTwin, constitue une méthode systématique pour concevoir des essais efficaces, adaptés à des objectifs d’identification précis, dans un cadre rigoureux intégrant simulation, incertitudes et mesures expérimentales.

Références

[1] A. Vintache et al, Test optimization for the identification of elastic and orthotropic parameters, in ECCM21 conference, 2024.

[2] M. Rossi, F. Pierron. On the use of simulated experiments in designing tests for material characterization from full-field measurements. International Journal of Solids and Structures. 49[3]:420–35, 2012.

[3] J. Neggers, F. Mathieu, F. Hild, S. Roux. Simultaneous full-field multi-experiment identification. Mechanics of Materials. 133:71–84, 2019.

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